Lorenzo

  • Après 1485 Lorenzo est seul à Florence: Léonard se trouve déjà depuis deux ou trois ans à Milan, et Verrocchio s'établit définitivement à Venise, où il s'était rendu plusieurs fois avant et après 1480.
    Vasari  note les nombreux voyages que Lorenzo aurait fait à Venise, mais cette remarque n'est pas très sûre, elle permet juste de souligner les liens affectifs et professionnels qui unissaient les deux artistes et permet aussi d'apporter un peu de chaleur dans la vie de Lorenzo qui apparaît privée d'émotions en ce qui concerne les rapports humains.

  • En fait, Lorenzo qui à la lourde charge de diriger l'atelier florentin du maître et qui doit aussi assurer l'exécution de beaucoup d'oeuvres personnelles, s'est probablement rendu à Venise mais seulement à l'annonce de la mort de Verrocchio pour s'occuper de la translation du corps et de l'administration des biens.
    La rapidité avec laquelle Lorenzo se libère de la charge concernant l'accomplissement du Colleoni, certifiée par un acte notarial à Florence, celle-ci atteste donc de son désintérêt pour la ville de Venise où pourtant Verrocchio dirige un atelier bien équipé, que Lorenzo transmet entièrement à l'inconnu Giovanni d'Andrea Di Domenico appelé pour achever le monument équestre.
    La preuve de la qualité de peinture qu'offre le retable de Pistoia, et la position de responsabilité qu'il occupe dans l'atelier de Verrocchio fait que Lorenzo reçoit un nombre de plus en plus important de commandes pendant cette période, et améliorent par conséquent ses conditions financières: d'ailleurs en 1486, il change de logement et prend une location avec sa mère "una camera e una saletta" à côté de l'hôpital de Santa Maria Nuova.
    La date inscrite au dos de l'Autoportrait de Washington (1488) et celle donnée par les documents se rapportant à la Pala Mascalzoni (1493-94) sont les uniques repères chronologiques de la production de ces années, qui est constituée de nombreux portraits, sur tableaux ou sur papier teint, de la Vénus, et d'un courant parallèle d'oeuvres à caractère religieux, comprenant le Tondo Borghese et les grands retables exécutés autour de la fin du siècle.
    Dans ce panorama artistique, qui se révèle de plus en plus vaste et parfaitement dans l'actualité de cette fin du XVème siècle, le souvenir de Léonard n'a pas encore vraiment disparu, mais il est pensé de façon plus personnelle dans certaines occasions où il apparaît avec évidence, et il semble parfois dépassé dans l'élaboration d'expériences nouvelles ou renouvelées, et quelques fois avec une véritable acuité.

    La première oeuvre des portraits,
    Costanza de' Medici de la National Gallery de Londres, dont la critique n'est pas en accord pour son attribution, mais qui montre encore des traces visibles de la peinture de qualité indéniable de Lorenzo
    Ce premier contact de Lorenzo avec l'art du portrait et la perspective de la riche "galerie" qui fait idéalement suite à Costanza de' Medici, comportent certaines considérations générales sur la position de Lorenzo à l'égard des modalités de représentation, qui sont à ce moment particulièrement ouvertes et flottantes.
    La formule célèbre de Piero della Francesca, devenue particulièrement influente dans la ré interprétation effectuée par Antonello de Messine et également dans plusieurs conventions de Van Eyck
    .
    Il est difficile de séparer dans le complexe substrat culturel de l'oeuvre les différentes composantes, ici plus que jamais assimilées et plus personnalisées par l'artiste. Tout d'abord la différence avec la Vénus de Botticelli est immédiate, elle s'appuie sur des rapports modulaires explicables par l'unité de l'archétype, la Venere Pudica, ou de' Medici.
    La Vénus de Sandro, poussée et soutenue par les vents, ne pèse pas sur la coquille et s'étend dans une seule courbe longue comme une arabesque fixée sur le fond, riche en variation dans le tissu chromatique, alors que le nu de Credi, solidement posé sur trois jambes et dilaté dans des volumes palpitants, émerge du brun dense du fond avec seulement le précieux ivoire voilé de gris, qui pâlit dans de larges lumières sur des surfaces émergentes et s'assombrit et se réchauffe dans des tonalités bruns dorées des lèvres, des cheveux et des yeux.
    Le voile transparent absorbe la netteté du corps et l'obscurité du fond, en s'illuminant seulement dans les convexités effilées des plis et dans l'ourlet subtil, comme nous le voyons dans un des plus délicats
    Drapés de Credi. La rigoureuse monochromie revête par conséquent des effets léonardesques une structure spécifique à Lorenzo, et témoigne du retour périodique de Lorenzo à la méditation solitaire sur des recherches désormais lointaines, mais toujours aussi vitales dans leur violente subversion, de l'ancien condisciple.
    Néanmoins la silhouette apparemment dépouillée fuit encore à notre tentative de reconstruction critique: les genoux massifs, les mollets et les cuisses fortement musclées, le ventre large et proéminent trouvent peu d'équivalent dans l'art florentin de la deuxième moitié du Quattrocento ( peut-être chez Piero di Cosimo), mais un personnage qui n'est pas complètement libéré des préjugés du classicisme: mais on peut tout de même regarder le nu féminin des flamands et des allemands comme la Eva de Jan Van Eyck (Polyptyque de Gand), Roger Van der Weyden (Polyptyque de Beaune), Hugo Van der Goes (Vienne, musée d'Histoire de l'Art), et les nus tourmentés et caressés de Dürer.
    Ce que Lorenzo perçoit et affirme n'est peut-être rien de plus que ce comportement général qui vient d'un patrimoine culturel différent, même s'il est juste de se rappeler de l'intensité des échanges entre les deux milieux, et en particulier le premier voyage de Dürer en Italie, fait en 1495, alors qu'il a déjà donné des preuves significatives de ses inclinations, comme la Ragazza nuda de Bayonne, de 1493, à l'occasion de ce voyage il vient à Florence où étudie aussi Credi.

    En somme, en dépit de la qualité très élevée qui selon nous revient à l'oeuvre, à l'origine elle n'a eu aucun succès, du reste même la critique d'aujourd'hui et celle d'autrefois porte exceptionnellement un jugement positif, et si, comme le lieu de découverte le suggère, elle est exécutée pour une commande des Médicis, on doit déduire qu'elle est trop "excentrique" et même pour le milieu cultivé de Lorenzo, et elle contraste trop avec la solution célèbre de Botticelli.
    C'est pourquoi l'histoire de cette image délicate, enfermée pendant des siècles dans une soupente, et encore peu appréciée, semble évoquer et traduire l'histoire de Lorenzo di Credi et de sa faillite partielle (c'est à dire professionnelle et non artistique). Même s'il est en train de commencer la série des grands retables, certains acquerront une large notoriété, dans ces années la barrière se fait plus consistante et plus nette entre la production sur commandes et celle exécutée librement et pour ses études personnelles, et ceci annonce la proche réduction de son activité, surtout celle officielle.
    Désintéressé et réservé, renonciataire conscient à l'égard de la fructueuse pratique de la peinture à fresques, Lorenzo ne reçoit pas comme Ghirlandaio, Le Pérugin, Filippino, la faveur des plus riches familles florentines, dont les exigences de prestige auxquelles Lorenzo peut correspondre, cependant les résultats de sa veine la plus authentique ne peuvent correspondre, cette veine est indubitablement fragile, discontinue, d'une appréciation difficile même de la part d'éventuels commanditaires éclairés.
    Dans les années à venir, participant toutefois aux évènements artistiques de la ville, il préfère se remettre aux ébauches et aux projets restés inachevés, à des tableaux de petites dimensions, certainement plus conformes à ses habitudes et à ses nécessités de religion et de décoration, même si ses oeuvres sont destinées à d'autres, élaborant entre temps avec une maniaquerie féroce des pâtes ou des enduits de plus en plus épurés et splendides prévus pour les grands retables construits selon des modalités personnelles, mais de toute façon avec du matériel de répertoire.


    Il n'est pas inutile de rappeler à ce propos qu'en 1500 Léonard avait apporté à Florence deux disciples, lesquels selon la lettre de Fra Pietro de Novellara à Isabelle d'Este, datée du trois avril 1501, y exécutent des portraits.